Le monde entier est un théâtre, — et tous, hommes et femmes, n’en
sont que les acteurs. — Tous ont leurs entrées et leurs sorties, —
et chacun y joue successivement différents rôles

Comme il vous plaira
2.7.139-42 TLN 1118-21

Pour Shakespeare et ses camarades comédiens, le texte d’une pièce de théâtre était essentiellement une partition de jeu leur dictant les répliques ainsi que la suite d’événements à interpréter sur scène. Si, de nos jours, on a tendance à lire et à imaginer ses pièces dans leur contexte fictif — Hamlet à Elseneure, La Nuit des rois en Illyrie, ou Le Conte d’hiver en Sicile puis Bohème-sur-mer — Shakespeare, quant à lui, dut tout d’abord se les imaginer sur son “indigne tréteau”: la scène du Theatre, ou celle du Globe, ou du Blackfriars. Aussi est-il assez probable que le tout premier regard posé sur un texte dramatique de Shakespeare — celui des acteurs de sa troupe, The Lord Chamberlain’s et plus tard The King’s Men — ait été de nature beaucoup plus technique que littéraire puisque forcément axé sur la performativité du texte plutôt que sa littérarité. Shakespeare en composant son oeuvre — et ses camarades en la lisant — devaient bien entrevoir (au moins intuitivement) la structure et la logistique de ce qu’ils auraient à défendre de plein jour et tout entouré d’une foule de spectateurs aussi agités qu’exigeants. D’ailleurs, le principal aide mémoire dont disposaient ces acteurs élisabéthains, le “plot” (ou “platt”), rend bien compte de ce regard plus performatif que littéraire. Simple feuille volante affichée en coulisse lors des répétitions et représentations d’une pièce, le “plot” résumait l’action dramatique en dressant la liste, acte par acte, de toutes les entrées en scène. Nous inspirant de cet outil synoptique élisabéthain nos propres coupes formelles ont également pour fonction de réduire les textes dramatiques de Shakespeare à leur plus simple expression performative. Chacun de nos graphiques est effectivement un plot représentant les ENTRÉES et les SORTIES des personnages d’une pièce selon l’axe tracé par le nombre de ses vers ou, plutôt, de ses lignes typographiques. C’est donc la grande forme performative des pièces de Shakespeare que nos analyses graphiques tâchent d’extraire de l’édition princeps, le Premier Folio de 1623.

Ouvrage posthume intitulé Mr. William Shakespeares Comedies, Histories, & Tragedies, le Folio de 1623 est la toute première édition de l’oeuvre dramatique complète (ou presque) de Shakespeare. Si dix-huit des trente-six pièces qu’il contient avaient déjà été publiées du vivant de leur auteur (1564-1616), la plupart de ces éditions antérieures au Folio ne semblent avoir bénéficié d’aucune supervision particulière, ni de Shakespeare lui-même, ni de sa troupe. D’ailleurs, gardant jalousement ses textes, la troupe de Shakespeare ne cédait jamais aux éditeurs que des brouillons ou des transcriptions de ceux-ci. Rarement les imprimeurs n’eurent accès aux versions définitives des précieux “livres du souffleur”. Mais le Folio semble avoir largement surmonté ces obstacles, car — en l’absence de feu Shakespeare — deux de ses plus proches collaborateurs, les comédiens John Heminge et Henry Condell, y ont manifestement joué un rôle assez important pour en signer les dédicaces. Le Premier Folio est donc la seule édition d’époque qui fasse vraiment figure d’autorité.

La réédition photographique du Folio sur laquelle se fonde notre travail est celle du Norton Facsimile of the First Folio of Shakespeare (1968, 2nd ed. 1996) qui tâche de reproduire — à partir de la soixantaine d’exemplaires du Folio au Folger Shakespeare Library de Washington — une version quasi parfaite du livre. Mais notre sélection du Norton Facsimile est également due à son usage du THROUGH-LINE-NUMBERING (ou TLN), cette méthode particulière de recenser et de numéroter le texte du Folio. En effet, l’éditeur du Norton Facsimile, Charlton Hinman, au lieu de référer sa version du Folio à telle ou telle édition moderne des œuvres complètes de Shakespeare — comme le voulait l’usage — opta plutôt pour compter dans l’ordre normal de lecture les lignes typographiques de chaque pièce, de l’Actus primus scena prima jusqu’au Finis. Formant ainsi une suite ininterrompue de coordonnées numériques, le TLN trace pour chacune des pièces du Folio un axe imaginaire qui s’apparente analogiquement à celui de sa durée de performance. Que d’inscrire sur cet axe les entrés & sorties des personnages, selon l’ordre de leur apparition sur scène, nous paraissait susceptible de révéler non seulement la distribution des rôles mais également certaines interrelations formelles dont Shakespeare lui-même (étant comédien) devait être des plus sensibles. Notre projet s’avère donc un hommage autant à Shakespeare qu’à Hinman dont le TLN rendait possible cette analyse graphique du Folio.

L’exemple du métathéâtre

Pourquoi restons-nous spectateurs, comme s’il s’agissait d’une tragédie,
jouée pour le plaisir par des acteurs déclamant?

Henry VI (3e partie)
2.3.27-8 TLN 1087-8

Depuis que l’américain Lionel Abel inventa le terme métathéâtre, en 1964, pour désigner ce qui lui semblait un élément distinctif de la dramaturgie moderne, la plupart des chercheurs et des praticiens s’accordent pour dire que la métathéâtralité règne sur l’œuvre dramatique de Shakespeare (Gurr et Ichikawa, Staging in Shakespeare's Theatre, 2000, p.13). En effet, les pièces-dans-la-pièce, les déguisements, ou des répliques comme celle de Fabien dans La Nuit des RoisSi ceci était joué sur un théâtre aujourd’hui, je le condamnerais comme une impossible fiction (3.4.127/TLN 1649) — sont assez généralement perçus comme caractéristiques de la dramaturgie shakespearienne. Pourtant, malgré les études fort notables d’Anne [Righter] Barton (Shakespeare and the Idea of the Play, 1962) et de James Calderwood (Shakespearean Metadrama, 1971), il n’existe pas vraiment d’équivalent shakespearien au Théâtre dans le théâtre sur la scène française du XVIIe siècle (1996) de Georges Forestier. Jamais, dirait-on, le théâtre-dans-le-théâtre de Shakespeare ne fut-il adéquatement répertorié. Afin de répondre à ce qui nous semblait une lacune, nos graphiques indiquent donc toute occurrence scénique ou textuelle du métathéâtre de Shakespeare. Faisant ainsi d’une pierre deux coups, nous donnons un peu plus de relief à nos graphiques tout en suggérant comment — pour bien situer leur objet d’étude — des analyses thématiques ou lexicales pourraient également bénéficier de cette vue à vol d’oiseau sur l’œuvre de Shakespeare.

Stéphane Zarov stephane@zarov.org
avec l’aide inestimable
de Stéphane Volet steph@zboing.ca

Légende

Dramatis personnæ

Chaque graphique dresse la liste des PERSONNAGES sur l’axe vertical des ordonnées (axe Y), de haut en bas, selon l’ordre de leur entrée en scène. Une croix (†) indique lorsqu’un personnage est décédé.

Entrées & sorties

Les entrées et sorties apparaissent sur l’axe horizontal des abscisses (axe X) où le TLN de Hinman représente, analogiquement, le temps ou la durée.

Actes

Nos graphiques indiquent les ACTES mais non les SCÈNES. Car si un ACTE peut être un élément structural important, il demeure souvent invisible lors d’une représentation. Alors qu’un changement de SCÈNE à l’anglaise est aussi visuellement évident, ici, qu’il ne l’est durant une performance : la scène se vide. Lorsque l’ACTE indiqué est celui du Folio, sa ligne est continue. Si l’ACTE n’apparaît pas au Folio mais provient d’une autre source (Quarto ou Octavo d’époque, ou édition moderne), cette ligne est en pointillé.

Métathéâtre

Les pièces-dans-la-pièce & les déguisements

Nos graphiques représentent les PIÈCES-DANS-LA-PIÈCE dans des CADRES VERTICAUX. Quant aux DÉGUISEMENTS, ils apparaissent en tant que CADRES HORIZONTAUX autours des personnages concernés. Nous inspirant des travaux de Frederick Boas sur la piéce-dans-la-pièce (“The Play Within The Play”, The Shakespeare Association, 1927) et de Georges Forestier sur le déguisement (Esthétique de l’identité, 1988), on distingue ici cinq types de pièce-dans-la-pièce et deux types de déguisements, tous colorés selon leur espèce particulière.

Pièce-dans-la-pièce

Déguisements

Les champs lexicaux du théâtre & de l’art

Tout le monde sait bien que Shakespeare fut mis très tôt en présence de la métaphore maîtresse du theatrum mundi et qu’il en fit un usage abondant afin de mieux éclairer ses personnages. Des passages fameux tels Le monde entier est un théâtre de Jacques ou Nos divertissements sont finis de Prospero sont familiers mais bien moins fréquents dans l’œuvre de Shakespeare que l’apparition soudaine de termes comme acte, jeu, rôle, contrefaçon, ombre, scène, pageant ou théâtre qui jettent subitement sur le monde de la piéce l’éclairage de l’art.
James Calderwood, Shakespearean Metadrama (1971), p.5.

Nos graphiques indiquent la localisation exacte (toujours selon le TLN d’Hinman) de tout terme qui, à l’époque, était assez explicitement associé à la pratique du théâtre. Ces termes apparaissent comme des points rouges sur l’axe des abscisses. Tandis que les termes associés à l’art mimétique — et qui semble commenter la représentation théâtrale d’une façon plus implicite (ou “de biais”) — apparaissent plutôt comme des points bleus. Tous les termes répertoriés appartiennent aux répliques et jamais aux didascalies. Les deux séries de termes offrent une vue d’ensemble sur le champ lexical de la représentation mimétique dans chaque pièce de Shakespeare. Les principaux termes répertoriés sont les suivants :

Théâtre

Art